Uber, Take Eat Easy : les plateformes numériques confrontées aux premières reconnaissances judiciaires de contrats de travail.

Dans deux arrêts récents espacés de moins de deux mois, la Cour de cassation et la Cour d’appel de Paris ont coup sur coup estimé qu’un coursier Take Eat Easy et un chauffeur Uber étaient en droit de revendiquer l’existence d’un contrat de travail.

Le 28 novembre 2018, la Cour de cassation s’est prononcée pour la première fois sur la qualification du contrat liant un coursier à une plateforme numérique de livraison de repas à domicile, la société Take Eat Easy (Cass. Soc., 28 novembre 2018, n°17-20.079).

Dans cette affaire, la Cour d’appel de Paris avait, en avril 2017, rejeté la demande de reconnaissance de contrat de travail formulée par le travailleur.

Quoique relevant l’existence d’un système « évocateur du pouvoir de sanction que peut mobiliser un employeur », la juridiction parisienne avait estimé que « le coursier n’était lié à la plateforme numérique par aucun lien d’exclusivité ou de non-concurrence et qu’il restait libre chaque semaine de déterminer lui-même les plages horaires au cours desquelles il souhaitait travailler ou de n’en sélectionner aucune s’il ne souhaitait pas travailler » (extraits issus de la note explicative de l’arrêt de la Cour de cassation du 28 novembre 2018).

Cette argumentation n’a pas emporté la conviction de la Cour de cassation.

Cette dernière, se fondant sur le constat que d’une part, « l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus » et que d’autre part, « la société Take Eat Easy disposait d’un pouvoir de sanction » a en effet relevé fin novembre « l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination ».

Pour la Cour de cassation, ce constat aurait dû amener la Cour d’appel de Paris à faire droit à la demande de reconnaissance d’un contrat de travail.

L’on rappellera ici que, par application d’une jurisprudence classique élaborée il y a plus de vingt ans, la Cour de cassation retient de façon constante que:

  1. « l’existence d’une relation de travail [salariée] ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité » (Cass. Soc., 17 avril 1991, n°88-40.121);
  2. « le salarié est celui qui accomplit un travail sous un lien de subordination, celui-ci étant caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné » (Cass. Soc. 13 novembre 1996, n°94-13.187).

Le 10 janvier 2019, soit quelques semaines seulement après la publication de l’arrêt Take Eat Easy, la Cour d’appel de Paris a été de nouveau appelée à se prononcer sur la qualification du contrat liant un travailleur à une plateforme numérique, la société Uber (Cour d’appel de Paris, 10 janvier 2019, n°18/08357).

Vraisembablement échaudée par le rappel à l’ordre de la Cour de cassation, la juridiction parisienne a, dans un arrêt très motivé, estimé que le chauffeur Uber était en droit de revendiquer un contrat de travail.

Elle a, pour aboutir à cette conclusion, mis en avant les éléments suivants:

1°) L’absence de liberté laissée au chauffeur pour organiser son activité, rechercher sa clientèle et choisir ses fournisseurs

  • « Loin de décider librement de l’organisation de son activité, de rechercher une clientèle ou de choisir ses fournisseurs, [le chauffeur] a […] intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par la société Uber BV, qui n’existe que grâce à cette plateforme, service de transport à travers l’utilisation duquel [le chauffeur] ne constitue aucune clientèle propre, ne fixe pas librement ses tarifs, ni les conditions d’exercice de sa prestation de transport. »
  • « [Le chauffeur] n'[a] aucun contact direct avec la clientèle de la plateforme lors de la conclusion du contrat de transport, puisque elle seule centralise toutes les demandes de prestations de transport et les attribue, en fonction des algorithmes de son système d’exploitation, à l’un ou l’autre des chauffeurs connectés. »
  • « Les règles fondamentales d’Uber ordonnent au chauffeur de « ne pas contacter les passagers à l’issue du trajet et de ne pas conserver leur informations personnelles » […] les privant ainsi de la possibilité pour un passager consentant de laisser au chauffeur ses coordonnées pour réserver une prochaine course en dehors de l’application Uber. »
  • « Le critère de destination, qui peut conditionner l’acceptation d’une course, est parfois inconnu du chauffeur lorsqu’il doit répondre à une sollicitation de la plateforme. »

2°) L’absence de liberté laissée au chauffeur pour choisir ses tarifs

  • « [Les tarifs] sont contractuellement fixés au moyen des algorithmes de la plateforme Uber par un mécanisme prédictif, imposant au chauffeur un itinéraire particulier dont il n’a pas le libre choix. »

3°) L’existence de directives devant être respectées par le chauffeur

  • « [Le chauffeur] justifie bien, d’une part, avoir reçu par courriel [une directive lui imposant] de suivre « les instructions du GPS de l’application » et […] d’autre part [l’existence] de directives comportementales, notamment sur le contenu des conversations à s’abstenir d’avoir avec les passagers ou bien la non-acceptation de pourboires de leur part. »

4°) L’exercice d’un contrôle de l’activité du chauffeur par la plateforme

  • « Force est de constater que l’application Uber exerce [un contrôle] en matière d’acceptation des courses, puisque, sans être démenti, [le chauffeur] affirme que, au bout de trois refus de sollicitations, lui est adressé le message « Êtes-vous encore là? »
  • « Le contrôle des chauffeurs utilisant la plateforme Uber s’effectue via un système de géolocalisation, le point 2.8 du contrat stipulant que: « (…) les informations de géolocalisation du chauffeur seront analysées et suivies par les services Uber lorsque le chauffeur est connecté. »

5°) L’existence d’un pouvoir de sanction exercé par la plateforme

  • « [Caractérise] le pouvoir de sanction, la fixation par la société Uber BV d’un taux d’annulation de commandes, au demeurant variable dans « chaque ville » selon la charte de la communauté Uber, pouvant entraîner la perte d’accès au compte, […] tout comme la perte définitive d’accès à l’application Uber en cas de signalements de « comportements problématiques » par les utilisateurs. »

Tenant compte de ces éléments de fait, la Cour d’appel a estimé qu’un « faisceau d’indices [était] réuni pour permettre [au chauffeur] de caractériser le lien de subordination dans lequel il se trouvait lors de ses connexions à la plateforme Uber ».

Elle a en conséquence jugé de façon très claire que « le contrat de partenariat signé par [le chauffeur] avec la société Uber BV s’analyse en un contrat de travail ».

Cette décision, couplée à l’arrêt rendu par la Cour de cassation à la fin de l’année 2018, constitue un message extrêmement fort adressé à l’ensemble des plateformes numériques, qui se voient en effet invitées à auditer leurs pratiques et, le cas échéant, à les adapter, dans le but d’éviter une vague de revendications judiciaires de contrats de travail.